- BULTMANN (R.)
- BULTMANN (R.)La vie et la carrière du grand exégète et théologien protestant que fut Rudolf Bultmann tiennent en quelques lignes. Il commença ses études au lycée d’Oldenburg et les poursuivit dans les universités de Tübingen, de Berlin et de Marburg. Privatdozent en 1912 à Marburg, il devint ensuite professeur extraordinaire à Breslau (1916-1920), puis professeur ordinaire à Giessen (1920-1921) et à Marburg (1921-1951), où il est mort. Le chrétien convaincu qu’il était avait pris position contre le nazisme dès 1933. L’originalité de Bultmann réside dans une harmonie qui lui est tout à fait propre du triple projet de l’historien, du philosophe et du théologien.L’historien et le théologienIl faut distinguer en Bultmann l’historien et le théologien. Bultmann est sans doute l’exégète moderne le plus éminent du Nouveau Testament; il est en tout cas le plus radical. Son originalité n’est pas d’avoir formulé la règle d’or de tous les historiens: «l’absence de tout préjugé quant aux résultats de la recherche», mais de l’avoir appliquée, avec une honnêteté que Karl Jaspers a pu qualifier d’absolue, à l’élucidation du problème des sources orales et écrites à partir desquelles les Évangiles ont été composés. Les livres du Nouveau Testament sont en effet formés de couches successives. Ainsi on rencontre principalement, dans l’ordre: Jésus, le christianisme judéo-chrétien, le christianisme hellénistique antérieur et extérieur à Paul, le paulinisme, le johannisme et le passage à l’Église du IIe siècle. Il s’agit, pour l’historien, de remonter du plus récent au plus ancien. Cet immense labeur scientifique débouche sur un résultat essentiel: tout l’élément miraculeux du Nouveau Testament est tardif et légendaire. Mais, si l’on ampute ainsi les Évangiles et les Épîtres de ce qui semble en être le noyau, que reste-t-il du christianisme? C’est tout le problème de la démythologisation.Pour le théologien Bultmann, il importe de s’entendre sur le sens du miracle. L’athéisme nie le miracle pour la raison très simple qu’il n’y a pas de Dieu. Bultmann, lui, non seulement croit en Dieu, mais professe que Jésus de Nazareth est l’unique révélation de Dieu. Seulement cette incarnation de Dieu est si réelle qu’elle ne se manifeste pas par des miracles. Elle est totalement invisible pour qui n’a pas la foi: Jésus est le pur incognito de Dieu. La foi ne peut ni ne doit s’appuyer sur des «béquilles», en l’occurrence les signes miraculeux. Et, de fait, le Jésus historique n’a jamais opéré de miracles à cette fin. Presque tous ceux qu’on lui attribue sont légendaires. Il a certes accompli des guérisons et des exorcismes. Mais de nombreux rabbis en avaient fait autant avant lui et en firent autant après lui. Ce qui caractérise Jésus, c’est – d’après les paroles authentiques qui nous restent de lui et aussi d’après celles qui, tout en n’étant pas de lui, ne trahissent pas sa pensée – le fait qu’il s’est présenté à ses contemporains comme la dernière et décisive Parole de Dieu: celui qui croit en lui possède la vie éternelle, celui qui ne croit pas en lui est à jamais perdu. Jésus ne fait pas qu’annoncer la fin du monde (le monde des valeurs humaines même les plus hautes telles que la morale et la religion), il est cette fin. Le monde et les humanismes pourront durer encore des millénaires: ils sont déjà «finis» pour le croyant. Entre ce que les hommes appellent vie et ce qu’ils appellent mort, il n’y a aucune différence sub specie Dei . La vie humaine la plus noble n’est que mort comparée à la vie divine. Seul le Christ est, selon l’expression lapidaire des Évangiles, la «Vie». Jésus a donc prêché une radicale «démondanisation», pour reprendre un terme cher à Bultmann. Le salut consiste exclusivement dans l’amour de Dieu et du prochain en tant que ce dernier n’est pas un être humain pur et simple, mais qu’il est la créature de Dieu.La révélation ainsi conçue est le seul vrai miracle et elle n’a pas besoin des signes visibles qui remplissent le Nouveau Testament dans ses couches secondaires. Cela veut dire, pour se borner aux points les plus importants, que Jésus est né de parents ordinaires et de façon ordinaire (les récits de l’enfance sont des légendes tardives). Cela veut dire que, s’il a été baptisé par Jean, ce fut sans l’élément miraculeux (la colombe et la voix divine) ajouté par la suite. Cela veut dire que, s’il est entré dans Jérusalem avant sa mort, ce fut sans tout l’appareil messianique décrit par nos textes actuels. Cela veut dire qu’il a souffert et qu’il est mort, mais sans aucun des nombreux épisodes miraculeux qui jalonnent le récit de la Passion. Cela veut dire enfin qu’il est ressuscité, mais sans aucune des apparitions miraculeuses bien connues: le Christ glorifié est, tout comme Dieu, radicalement invisible.La démythologisationTout l’élément miraculeux des Évangiles n’est que mythologie. Il faut donc, non pas le démythifier (ce qui serait le supprimer, comme le fait l’athéisme), mais le démythologiser, c’est-à-dire l’interpréter. Le mythe est, en effet, une «formation de compromis» entre le divin et l’humain. L’intention profonde du mythe est juste: il veut nous parler de Dieu. Mais il en parle très mal: en dégradant l’invisible en visible. Par exemple, les récits des apparitions pascales ne sont pas faux dans leur visée profonde. Ils entendent dire que la mort de Jésus a été en réalité son triomphe. Mais ils mythologisent, c’est-à-dire «rationalisent» la résurrection (le mot grec logos , qui est l’une des composantes du terme «mythologiser», signifie «raison»). Ils en font un objet de la raison humaine (dans le cas présent la raison de l’homme antique si friand de «signes»). Le mythe ne détruit pas mais altère la foi. Comme le dit Bultmann, «il objective l’Au-delà en un en deçà». La démythologisation n’est donc pas seulement une exigence de l’homme moderne (qui ne peut plus croire, à juste titre, en l’univers miraculeux du Nouveau Testament), c’est avant tout une exigence de la foi elle-même. En effet, une conception et une naissance miraculeuses, un tombeau vide avec des anges, un être ressuscité qui apparaît portes closes, à supposer qu’elles puissent jamais exister, sont des réalités intramondaines qui n’ont rien à faire avec Dieu. Croire en Dieu sur le vu de tels phénomènes – même s’ils n’étaient pas légendaires – serait croire seulement en l’homme. Une telle «foi» serait une foi «humaine, trop humaine».On oublie souvent que Bultmann attache la même importance à l’ecclésiologie qu’à la christologie: l’Église est l’incarnation continuée, elle est – dit-il – «co-constituante» de l’événement du salut. Si la révélation était une réalité objective, n’importe qui pourrait y accéder et point ne serait besoin d’Église. Mais, comme elle est l’altérité radicale que nous avons dite, la communication de la Parole fait partie de l’essence de la Parole, la transmission de l’altérité est de la nature de l’altérité. L’humanité d’aujourd’hui ne peut atteindre Jésus par un «pèlerinage aux sources», mais uniquement dans l’Église par laquelle le Seigneur glorifié continue à répandre, comme le dit saint Paul, la vie et la mort éternelles. On voit immédiatement qu’il ne faut pas plus objectiver l’Église que Jésus: tout ce qui en elle est visible – par exemple son organisation monarchique, collégiale ou démocratique – est par définition indifférent à la foi. Il n’y a pas de magistère infaillible, pas de ministres revêtus d’un caractère sacré, pas de «dogmes», etc. Tout comme Jésus, l’Église est l’incognito de Dieu et ses structures mondaines n’ont aucune importance. Son essence eschatologique seule compte.On comprend sans peine la tempête que souleva dans le monde chrétien le programme de Bultmann. Mais l’essentiel est de noter qu’on ne lui opposa rien de nouveau: on se contenta de défendre la tradition.Les reproches les plus sévères vinrent naturellement des groupes les plus attachés à la lettre de l’Écriture. Selon les critiques catholiques notamment, l’élément miraculeux du Nouveau Testament fait bel et bien partie de la révélation proprement dite: tous les phénomènes surnaturels que nous avons énoncés précédemment (la conception virginale, etc.) sont autant d’objets de foi. Il n’y a là aucune dégradation du divin.Le protestantisme se montra plus accueillant, car son fondateur – Luther – avait déjà opéré un sérieux émondage des textes sacrés en prenant comme critère leur intention profonde, si bien que Bultmann a pu écrire: «La démythologisation est le parallèle de la doctrine paulinienne-luthérienne de la justification sans les œuvres de la Loi et par la foi seule: elle en est seulement l’accomplissement conséquent.» Toutefois, les Églises protestantes n’acceptèrent pas sans réticences cet «accomplissement conséquent». K. Barth, notamment, défendit avec vigueur sa «théorie du signe» selon laquelle les miracles ne sont certes pas à mettre sur le même niveau que la vie éternelle prêchée et conférée par Jésus mais facilitent néanmoins l’accès à la foi: le miracle visible est en quelque sorte le marchepied miséricordieux de la foi. Il fait partie du plan divin du salut, il est l’œuvre de Dieu et non de l’homme.Bultmann philosopheLa réponse de Bultmann à ses critiques permet de mieux entrevoir l’aspect proprement philosophique de sa pensée. Le refus de la démythologisation a pour cause, selon lui, une conception erronée de la connaissance: on tient qu’il n’y a de connaissance qu’objective (naturelle ou surnaturelle, peu importe). Bultmann admet naturellement que l’objectivité est indispensable. C’est si vrai que toute son exégèse scientifique est fondée sur la conviction que l’historien peut acquérir une exacte connaissance du passé. Mais ce type de savoir a ses limites. Il y a des réalités inobjectivables. L’amitié et l’amour en sont un exemple aussi simple que fondamental. Ni l’histoire, ni la biologie, ni la psychologie, ni la sociologie, bref aucune science ne peut rendre compte de l’amitié et de l’amour comme tels. L’univers des personnes et des relations interpersonnelles suppose une philosophie de l’ek-sistence, telle que Heidegger notamment l’a élaborée.C’est en effet Heidegger qui, au jugement de Bultmann, a le mieux dévoilé la structure existentiale de l’être humain, ce qui ne veut pas dire qu’il dépend de lui. On a beaucoup écrit en France sur Bultmann et, si l’on a bien vu son originalité d’historien et de théologien, on a totalement méconnu – à quelques très rares exceptions près – sa nouveauté de philosophe: il est entendu qu’il n’a fait que suivre Heidegger. Or c’est là une énorme méprise. Heidegger et Bultmann ont été collègues et amis. Mais, avant même de connaître Heidegger, Bultmann avait dévoilé, seul, l’ontologie spécifique du Nouveau Testament et du christianisme en général, de Luther notamment. Il n’est que de lire ses premiers écrits pour en être convaincu. Quant à Heidegger, il avait puisé aux mêmes sources (et pas seulement chez les présocratiques!): le Nouveau Testament, notamment Paul et Jean, puis Augustin et surtout Luther, qu’il connaissait à fond. Quoi d’étonnant si les deux penseurs se sont rencontrés et se sont fait part de leurs découvertes mutuelles? L’auteur de cet article a entretenu une longue correspondance avec Bultmann et a eu entre les mains une partie de celle qui fut échangée entre Heidegger et lui: on y voit clairement qu’il y a eu interférence et rencontre entre les deux hommes, mais certainement pas de dépendance unilatérale du premier par rapport au second ni du second par rapport au premier.Le je et le tu sont par définition inobjectivables. A fortiori en est-il ainsi de Dieu et de sa révélation. Certes Jésus est un personnage historique qui, comme tel, tombe sous le coup de ce que nous appelons aujourd’hui les sciences de l’homme. Mais, en tant qu’il est le parler et l’agir de Dieu pour le salut de l’humanité, il échappe radicalement au savoir scientifique. Or la mythologie n’est autre chose que la connaissance scientifique de l’humanité primitive. Elle traduit à sa manière – qui est naïve – cela même que dit à sa manière – qui est hautement élaborée – la science moderne, à savoir la mainmise de l’homme. Et le miracle visible est l’expression par excellence de la connaissance naïvement objectivante de l’humanité antique. Il n’y a donc pas à s’étonner que les premiers chrétiens aient eux-mêmes glissé sur cette pente: comment auraient-ils pu briser entièrement la Weltanschauung de leur époque? La merveille est plutôt qu’ils n’y aient pas davantage cédé. Il faut continuer leur effort en poursuivant la démythologisation commencée: c’est la seule façon d’être fidèle à leur intention la plus profonde: l’intention eschatologique.
Encyclopédie Universelle. 2012.